Jour AB3

 Mémoire du hasard


Figure 2  

01h59. Dimanche 06/11/22


(Tentative écrite et dessinée de rapprochement entre la mémoire involontaire Proustienne et l’expérience du hasard objectif d’André Breton. « Le coup de dés » Mallarméen et « les illuminations » rimbaldiennes. Ouverture d’un espace de rencontres, de manifestations et d’apparitions entre « relier et conjuguer ».)



Jour 3. Il faudrait dire : nuit deuxième.

J’anticipe le temps à venir. Je le défroisse, histoire de. Je décale, je détale, je déballe quelque chose du présent pour le forcer à sortir de ses gonds. J’entre par cette porte dégondée.

Bonjour la nuit.

Le désuni est dérangé et perpétue ses métamorphoses au bord à vif de la métaphore. Ce qui bouleverse transforme, remplace, transplante de nouvelles émotions. La toupie de nos sentiments n’a plus de raison de perdre son centre. Elle ricoche à l’infini sur les bords de la phrase. 

Le climat du futur est sous pression. Du silence comme une bouche. 

Nuit entre gris clair et bleu anthracite. Je ne crois pas aux fantômes. Mais à la permanence de leur énergie dans des lieux qu’ils ont ailés, aimés, traversés.

Peut-on s’emboiter de son vivant à cette vibration ? 

La fraîcheur se fait recueillir par un bloc de caresses tombé sur les épaules, la nuque, une façon de nous serrer contre elle, de se frotter à notre dos. 

L’acier des armures faisait froid dans le dos des chevaliers, non ? Il devait combattre pour se réchauffer. C’est donc cela l’héritage. Nous nous espérions pacifiques, nous sommes des tueurs, des égorgeurs, des pourfendeurs du réel.

Du silence comme une bouche qui embrase, en braise, embase : partie enflée servant d’appui, de support. Un goutte à goutte sur le zinc des gouttières nous empêche de tiédir. L’aube en sueur. Quelqu’un.



Le ventilateur de l’ordi vrombit doucement entre les ailes d’un avion de papier à venir.  Les élytres du Velux sont ouverts mais ne s’envolent pas. À l’abri de l’empennage, le corps surveille son détachement. Je ne sais plus si c’est le Nous du pluriel ou de la souveraineté, une façon de se sentir moins seul parmi les mots. Parmi les morts. C’est un Nous qui s’impose par lucidité. Un Nous qui réchauffe, n’est-ce pas.

Le pavillon des muscles et des nerfs est habité de flux, d’ondes, de silences en reptations vers, toutes voiles dehors, bref, de tellement d’invisible déjà qu’il serait prétentieux de nous croire seulement fini, limité, achevé.

Il est temps de dire, d’en finir avec nos peurs et notre façon de nous extraire, de nous tirer une balle dans le pied de biche. Payer le prix du passage entre ici et là-bas, l’état de veille et celui de vigilance, à tous ces gardiens tombés pour la bonne cause, restés la main sur la porte, attendant les mots de passe et de semestre pour nous ouvrir le saint des saints, petit coma attendu pour se réparer de l’autre côté, celui de l’infini possible.

Tellement de présence, un autre monde en clair, une vibration accumulée entre les mots, les phrases, on dirait que ça se souvient et que ça parle de ça. Quelque chose dont on ne sait rien ou à peine. Mais tellement vivant, au bord du réel qui recule en lui-même pour nous faire tourner bourrique.

Le poème est dicté aussi par le cliquetis des touches noires enfoncées avec la pulpe des doigts comme si l’on pressait l’extrémité de la chair. Du silence comme une bouche se mouillant les lèvres, une insistance.

Il pleut du couchant entre le givre des mains et le regard, des tourterelles aussi, en pagaille, des feuilles engoncées d’ocre et de cris d’oiseau. Le vent sue à force de soulever tout ça.

Les doigts versent une obole à l’absence du dedans : quelques mots à l’odeur de châtaignes grillées, histoire de s’acheter une conscience, d’oublier les vertiges qui nous éloignent du présent. Regarder simplement, accueillir la nudité du regard écorché. Le seigneur d’un tilleul se penche vers nous pour nous enrober, contenir tous les ruissellements de notre présence vers l’ici jusqu’au glacier.

Entre ses mains, un peu de ciel nous fait un pansement. Écrire au bord du rêve qu’on ne fera pas, les phrases surprises à se débattre entre elles.


De mémoire, se souvenir que la montagne fait le dos rond. Et qu’un petit chemin derrière la maison se love à elle entre les arbres, sûrement des sapins. Pour l’instant, Lucinges est lu singe. Pas encore déchiffré mais juste grimaçant derrière la vitre de la maison. 

Des silhouettes se démènent, gesticulent pour nous attirer au dehors. 

Une jeune femme aux épaules nues vend du pain, le dos courbé par une blessure invisible. Manon. Visage pointu d’une hermine qui veut séduire le meunier. Maxime, le meunier est né dans la même ville que moi. L’action des coïncidences nous fait croire au miracle. Qu’est-ce qu’un miracle ? L’apparition d’un sens, d’un centre qui cherche une direction, une circonférence et qui change la donne.

La synchronicité est une manifestation de notre inconscient mystique et de l’infini qui attend de se manifester au fond du moi. Elle peut nous détruire ou nous guérir.


Les poètes d’aujourd’hui seront les rebouteux de demain. On les lira pour désenfouir la part sacré et monstrueuse d’une humanité obligée de se simplifier pour survivre.

On visitera leurs poèmes comme des Atlantide, des citées enfouies de nos passions, des cathédrales de nos lâchetés et de notre héroïsme, pour savoir qui nous avons été et qui nous sommes, et ce qu’il nous reste à devenir.

L’âme est antonyme de la chair. Je n’arrive ni à m’en satisfaire ni à m’en convaincre formellement. Il s’agirait de surprendre l’emboitement, le mouvement de l’un vers ou dans l’autre, l’endroit justement ou, par une vibration plus longue qu’un soupir, le hoquet du corps se propage dans les ondes, celles des flaques, celles des flots à la surface du lac puis celles des étoiles se frottant les unes aux autres par la lumière.

J’ai renoncé au saut à la ligne, au tic de la versification, totalement soumis au rythme pur et sans tache masqué dans l’invisible, transparence qui me donne des nouvelles de lui justement. Ce ne sont pas des phrases ni des mots voyons, juste des os, le squelette de cet invisible, je vous assure.

Du silence comme une bouche qui se souvient de tous les baisers, de la saveur des lèvres frottées à notre jouissance allumant la peau des pieds à la tête d’une furieuse envie de pénétrer le mystère.

L’emparé se déguise en réalité, fardé du surpassé et de l’effacé. Nous sommes venus éteindre nos yeux. C’est chose faite. Continuer d’écrire sans voir serait contraire à cette exigence que la nuit impose à notre insomnie.

J’écris dans une chambre dont les lambris blanc attendent la crémation. La fonte des neiges comme celle des contours, des enveloppes. Chemin pour conduire plus haut la lumière qui nous traverse au hasard d’une phrase montée à cru.

Nous allons retrouver la douceur de cette syncope qui, nous recouvrant doucement d’images plus chaudes qu’un drap, va nous submerger jusqu’à décider de l’écroulement de nos rêves.

Chaque conscience est un trou noir. La matière qui nous traverse est transformée en antimatière : poèmes, rêves, visions, intuitions, fougueuses pensées incongrues, corps esquissés, dessins, musiques, refrains et fredonnements, gesticulations abstraites, danses, incantations, prémonitions. Nous faisons comme si nous n’étions pas seuls dans l’univers. Ou l’inverse.

Finalement nous sommes le centre d’une perpétuelle mutation. Dormir, mémoire du hasard réveillant les mouvements de la mort et de la naissance. Tous les voyages conscients et inconscients. 

03h12. L’heure, c’est l’heure. Bonne nuit 

Monsieur Butor.

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