Jour AB7




Carnets d’un buveur de neige

Premier cahier


JAB 7

Jeudi 10 Novembre 2022

Matin

« Le paysage peut emporter tous tes chagrins. »

Jim Harrisson


Danger

chute de neige

du toit


Naître à Lucinges

En ce pays, tous les enfants naissent dans la neige. Leur âme se détache du toit et, au jour du jour de la perte des eaux, les habitants entendent un grand craquement dans le village, une sorte d’étouffement mat pour les garçons. D’anhélation plus stridente pour les filles. 

Du ciel secoue ses bottes avant d’entrer à l’écart. Les gouttières jouent du Bach aux grandes orgues. 

On choisit les prénoms en fonction de l’adret et de l’ubac. Le faire-part de naissance se présente en forme de forêt noire. Dans les yeux rouges des choucards à bec jaune, on peut lire le destin du nouveau-né, à condition d’être porteur de jets d’eau et de paysages immenses. 

Derrière la porte-fenêtre, la mère donne le sein assise sur ses genoux repliés. Elle regarde au loin de préférence pour attirer un peu d’infini entre ses bras, histoire de ne pas étouffer l’esprit en bourgeon de son enfant. Et c’est toute la montagne qui glisse dans les yeux la bouche du nouveau-né : Arnica, Centaurées, Chevreuils Ocres et Cerfs Pensifs, Nuages en Cerfs-Volants, Romarin des Voirons, Pistes nacrées de ski de fond, Vallée glaciaire de l’Arve, Exercices d’escalade au milieu des ronces, Chérubins de lavande et Scions d’edelweiss. 

Sous les miroirs de verre, les eaux du puits ralentissent leur courroux, roulements annonciateurs d’un baptême par feuillage. Il s’agit de frotter l’enfant nu à la frondaison d’un érable. Puis un rituel demande de cacher une pierre purifiée par l’écume des torrents sous l’oreiller du nourrisson. 

Tous les timbres que l’on entend résonner la nuit, mêlés au bol clair des clarines, les souffles et les murmures-toisons du paysage en quelque sorte, borborygmes du visible et de l’invisible, du dedans et du dehors, apprendront et marmonneront à l’oreille rose du poupon, par leur babil végétal insistant et résineux, les premiers mots et ânonnements d’une langue que l’enfant comprendra avant de savoir parler.

Éducation

Les pères sont cousins des génépis, les mères, sœurs des digitales. Les uns et les autres profitent du grand air qui leur élargit l’esprit.

Les familles poussent à l’ombre d’une ombre toujours menacée par le levant. Leurs maisons sont des secondes peaux dont ils font commerce à l’hiver pour aller skier dans le désert.

Tout n’est pas rose. Ni blanc. Ni vert. Le lointain est peuplé de couleurs qui s’empoignent, reculent, refusent de dire leur nom. 

Le chemin de crête est hérissé de chiens tendres comme des marbres. On les entend sangloter, hurler à la mort, quand les parpaings mangent une entrecôte de terre à flanc, avec vue sur les Alpes.

À vol d’oiseau, on pourrait se croire proche de Dieu à condition qu’il reste pris dans la glace.

Ici, on apprend aux enfants à parler et à se taire. À tailler leur bâton d’escalade dans le regard de leur mère avant de savoir marcher. 

L’école est fréquentée par les ours, les loups et les chouettes hulottes. Quand les enseignantes ont trop froid, elles tricotent du sens à l’existence de leurs élèves. L’alphabet ressemble à une ruche. 

L’ivresse vient de la neige et de la hauteur des plafonds en montagne. On boit de grandes bolées de cet azur froid comme la mort. Le feu se réveille dans les reins et le dos du buveur.

Il arrive que la montagne entre dans la chambre et s’allonge sur le corps du dormeur. Des saveurs de résine coulent dans sa gorge. Ses rêves changent l’or en plomb. L’âme se souvient d’avoir couché avec la neige des hauts sommets et que leurs enfants ont fondu dans la chevelure des torrents.

Entre Bonne et Lucinges, cinq kilomètres cent. Mais quand la neige s’y met, c’est l’Amérique. Le temps et les distances sont les joyaux de la relativité du temps. Des bagues que les amants passent au doigt de leur promise pour qu’elles tiennent leurs promesses.

Un homme avertit vaut un cheval. Un cheval vaut une paire de skis. Une paire de skis, une paire de lunettes. Les aveugles ici se repèrent au bruit des cascades engourdies dans les yeux des Lucingeois.

À Lucinges, vit une femme peintre qui sait que la neige est bleue. Son atelier est le rassemblement de pleins d’oiseaux migrateurs. Elle leur apprend à donner le sein à leur douleur. 

La femme peintre écrit des lettres aux morts et à ceux qui vont mourir. Elle leur parle avec tellement de sincérité qu’ils en oublient de mourir. Leurs cendres flottent et flirtent avec le verglas des routes où ils se souviennent d’avoir glissé. Sanglots de nos mains serrées dans leurs paumes. Les pneus crissent comme des pleureuses.

Les accidents dus au verglas renforcent le goût du risque et le sens éphémère de l’existence. On apprend à pêcher dans le ciel des baleines plus grosses que des montagnes.

Le paquebot de la montagne reste à quai. Il ne voyage que la nuit, traverse des océans infinis et bleutés. Dans les tempêtes, il y a toujours la lumière d’une fenêtre restée allumée. Le bateau rentre à bon port.

Les troncs des résineux servent de pylônes à la lumière, toujours électrique, voire glaciaire.

À seize ans, les amoureux attendent les grands froids pour se coller les lèvres. Les mains aussi. Ils attendent la fonte des neiges du printemps pour se séparer et reprendre leurs études.

On meurt et on né à Lucinges, mais c’est de plus en plus rare, avec la brume des éblouissements, nuage de lait posant la tête sur l’épaule d’une montagne. 


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