Jour AB5
Journal d’une clé de sol herbeux
Mardi 8 Novembre
Matin
Perdu la clé. La honte. La clé de l’ici maintenant. Cléridé, clément, clébard. Jamais arrivé. Trop tard. Trottoir. La clé foutue, volatilisée, en poussière, en jachère. Clévéite, clérical, clématite. C’est une première. La clé de chez Monsieur Butor. L’anneau trop faible qui la rattachait au trousseau a rompu. Le cercle d’acier a libéré sa prisonnière, où ? Dans un magasin ? Sur l’emplacement d’un parking. Petit trésor perdu dans les entrailles d’une zone commerciale. La clé avalée par la baleine du macadam. Du fond de ma poche vers le fond des ténèbres. Saint Antoine de partout vous qui retrouvez tout rendez-nous ce qui n’est pas à vous, avoue, rendez-vous avec vous. Nous nous sommes provisoirement condamnés à nous inquiéter, à nous morfondre, à nous fustiger. J’adresse aussitôt une prière à la vierge au-dessus de la porte, au cas où. Je sens ses yeux posé sur moi comme des questions brûlantes, des braises de neige froide. Je ne vais quand même pas déranger Monsieur Butor dans son éternité pour un simple crochet.
Prière à la vierge
au-dessus de la porte
de la maison
de Monsieur Butor
Je vous salue madame
toute engoncée de pierre
et de pénombre
bénie par la pluie
les abeilles et les papillons
mains ouvertes
à l’encens des sources
et des fientes
Vous êtes ici
devant le grand visage
de la montagne
des cernes de sapin
sous les paupières
dans vos nuits blanches
constellées de nuages
je vous invoque
par la lumière en ricochet
dans les fissures des maisons
et du grand tremblement
Que le céladon de votre regard
soit avec nous
ainsi soit-elle ainsi soit-elle
Vous êtes bénie
par les petits renards
les fenêtres
et les chanteurs d’oiseaux
devant la maison vide
ainsi soit-elle ainsi soit-elle
Donnez-nous des nouvelles
de l’ailleurs et de l’ici
de tout ce que nous avons perdu
et de tout ce que nous allons
retrouver et ouvrez-nous
la porte s’il-vous-plaît
il va pleuvoir
nous avons faim
nous avons froid
ainsi soit-elle ainsi soit-elle
Et le miracle eut lieu. Après avoir retourné ma poche en gant de toilette, peau de l’ours avant de l’avoir tué ou pâte à pain dans le pétrin, mes pas m’ont porté jusqu’à l’atelier refuge d’un jardin de fleurs accroché à un perron en pierre et Martine Jaquemet cria, entrez, entrez !
Coup de fil sur coup de fil, point à l’envers, point à l’endroit. Des petits Poucets au téléphone au grand Moïse ouvrant la mer, une voix enfin nous répondit pour nous fournir un double plus précieux qu’une molaire de Jésus. Me revient un poème de Monsieur Butor où il est question aussi d’une clef et non pas d’une clé égarée. C’est peut-être le f qui s’est vengé.
Paradis Perdu
Les branches s'écartaient pour nous
laisser passage en retenant
délicatement nos cheveux
et nous proposaient des cerises
dont le jus coulait sur nos joues
C'était il y a si longtemps
à peine si je me souviens
il a fallu qu'on me raconte
et que je retrouve des traces
dans les peintures et chansons
J'étais un enfant mais j'avais
toutes les forces d'un adulte
et tous ses désirs je passais
de mère en fille et déposais
des bébés poisseux dans leurs bras
Tout cela semble disparu
et pourtant tout cela perdure
entre le miroir et l'image
entre le rêve et le réveil
entre la page et l'impression
Les ronces nous griffaient sans nous
infliger la moindre souffrance
dessinant des fleurs sur nos peaux
que les amoureux effaçaient
en buvant les perles du sang
La main dans la main nous courions
entre les déserts et les sources
choisissant les uns pour les autres
les fruits des arbres du savoir
dont nous comparions les saveurs
J'étais à l'aise dans mon corps
j'en connaissais tous les organes
les maladies étaient amies
je goûtais fièvres ou frissons
dans des lits de boues et de feuilles
Où était-ce ne saurais dire
si loin de tout si près de toi
jouissant du chaud comme du froid
j'ai perdu la clef de la grille
et j'erre comme une âme en peine
Michel Butor
Car après tout qu’est-ce que prier sinon bafouiller tout seul à voix haute, jargonner l’infini caché dans notre chair, dans notre corps, murmurer à chaque cellule, à chaque atome du vide et de la matière, le mot à mot de notre émotion, que tout retourne à la légèreté de la poussière, qu’un peu de nos larmes, qu’un peu de nos peurs se remette en mouvement dans la grande alchimie des sèves et des comètes, qu’est-ce prier sinon mentir pour survivre, crier, miauler, geindre, bramer le grand rut cosmique, se raconter une histoire qui nous apaise, inventer une issue à toutes les impasses, un hublot ouvert sur le front de Dieu, qu’est-ce que prier à part se remettre en route, fourbir ses armes, provoquer le néant en duel dans la chambre d’écho des ténèbres, pour qu’elles s’en souviennent les ombres qui voudraient nous fermer les yeux, la lumière des mots cherchant la lumière des étoiles, chaque phrase allumant des métaphores à des années lumières de notre pensée, là où se cache toujours un immense espoir qui nous devance et nous prolonge, un homme après l’autre, comme un ricochet, un rebond, un écho, inventer celui-là, celui qui viendra ou celui qui ne viendra pas, inventer tous les celui-là pour se sentir moins seul, et même ce qui n’existe pas dans le celui-là, je vous salue quelqu’un, pluie de grâce ou pluie de méditations, que notre regard resté au ciel redescende parmi nous, les frères et les ennemis, les puissants et les faibles, que votre règne nous rende au tourbillon, au vertige du possible et de toutes les tendresses, qu’est-ce que prier sinon faire de sa bouche enfin, un oiseau.
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