Jour AB6
Les obscurs recoins de la chambre
aux fentes Home, Sweet Home
Mercredi 9 Novembre. Soir
Puis jeudi 3h47 du matin.
C’est une pièce dans la maison
Une salle avec une porte blanche, granuleuse
un fragment de rocher couvert de neige
dressé debout devant une entrée
une apparence, manière de cascade figée
dans son écume, une sorte de cri
à la Edvard Munch saisi par la brume
les illuminations de Rimbaud
en cinémascope intérieur
Quelque part dans un bâtiment
À l’écart
en face d’un ruisseau
tel un réverbère
qui n’éteint pas ses bruissements
la nuit
Une obturation, une occlusion
une fente dans l’espace
une entrée d’ailleurs qui fait tout
pour paraître banale, anonyme
Une ouverture bouche-trou
trajet ne donnant sur rien
ou pas grand-chose
mi impasse, mi cul-de-sac
Car il n’y a rien derrière
et c’est déjà beaucoup
Je veux dire, une sorte de rien
un toutou, un caniche-nain de rien
un éclair de rien
un petit rien et puis s’en va
Trois fois rien essayant
de passer pour quelque chose
Monsieur Butor l’appelait la chambre aux fantômes
et c’est très difficile de la visiter : il lui arrive de disparaître
Il faut faire vite
ne pas trop réfléchir
Impossible de passer
à travers les cloisons
ni même de jouer
les passe-murailles
La chambre fantôme, paraît-il, de source sûre
et selon nos enquêtes, les études les plus acérées
aérées aériennes des sociologues, épistémologues
gastroentérologues, historiens de l’art
et biographes de tout poil, ne disposerait
que d’une petite ouverture
en guise de lucarne
Une plaisanterie quoi
un subterfuge
un envoûtement
Il faudrait parler en quelque sorte
de trou noir
plutôt que de fenêtre
Tout est impossible par ce créneau minuscule
Voir clair ou fermer les yeux
C’est une anti-fenêtre
une anti sèche
Le jour s’y faufile
en criant à tout vent
aurore blessée contre le châssis
La chambre fantôme disparait
les nuits de pleine lune
C’est ce qu’on raconte
On n’est sûr de rien
Imaginez, il est trois heures trente-trois du matin
et le carillon sonne trente-trois fois
c’est rare, non ?
On entend des coups de bec dans les gouttières
Le capitaine hisse la grand-voile
Des portent claquent alors que la maison est vide
Si vous êtes dans la chambre à ce moment-là
vous vous évanouissez avec elle
Vous perdez le nord, la tête, la mémoire
et le sens des convenances
Le principe est simple
Si vous pensez printemps, c’est le printemps
Les murs fleurissent, les lampes
se mettent à gazouiller, les lapins copulent
parmi les trèfles et les courants d’air
Si vous pensez hiver, c’est l’hiver
vous êtes en ski et vous faites craquer la neige
Tanzanie ou Japon. Vous y êtes
Idem si vous ruminez pauvreté, chômage
vacances au Baléares, sommet de l’Himalaya
Président de la République, chien de traineau
travaux d’approche, douche froide
film grand écran, photographies argentiques
belle maison à l’écart, salopette bleue
cuisinier rêveur, rien ne vous résiste
la tentation est grande
d’en voir toujours plus
Monsieur Butor était familier
de la chambre en question
de ses kaléidoscopes diurnes
acrobatiques ou funambules
Un peu accro
même à son cœur défendant
Marie-Jo ne lui a jamais reproché
Elle adorait l’air tendre et absent
qu’il prenait le soir de ses voyages
et comment il se serrait
se blottissait contre elle
amarré à son sourire de madone
de la photographie
Voici ce qu’il écrivit de retour
de l’une de ses fugues
Une sorte de confession
en demi-teinte où il serait assez cohérent
de croire qu’il se sent écartelé :
Le jeune singe devenu vieux étale sa barbe en fronde de fougère sur les drapés de son imperméable doublé d’intellectuel frileux. Assis de travers sur une chaise qu’il ne reconnaît pas, il se dore au soleil d’un voyage dans le temps. Il aimait cette église, ce village mais il lui a fallu courir au bout du monde pour comprendre que c’était si beau. Il voulait qu’autrefois il ait remarqué tout ce qu’il détaille aujourd’hui, débusquer un souvenir aux obscurs recoins. C’est comme s’il se prenait par la main sans pouvoir rien se dire ; et chacun montre à l’autre en silence sur chaque rive d’un demi-sècle fort agité.
( … )
Revenant du Japon, les arbres dans la brume m’apparaissent différemment. Après le Canada, la neige est autrement blanche. Après la nuit d’été les nombres avec lesquels on veut nous asservir — chiffres d’affaires et corruption, danse macabre des monnaies et de ce qu’on appelle si curieusement les actions et obligations — nous ouvrent les portes d’un nouveau ciel. Depuis l’Ecart on devient attentif…
Car oui, la chambre parle toutes les langues
et traversent tous les mondes
toutes les lucidités
Même des langues qui n’existent pas
Vous vous mettez à parler
arbre, montagne, clocher
lustre, légende, foudre, éclair, chien noir
ou chat huant, clarines, jardin sauvage
ruisseau, purin d’ortie, vin rouge
et bonne franquette…
Vous parlez toutes les langues
et les comprenez toutes.
Dans le sens global
Mais dans les nuances aussi
Quant aux fantômes, désolé de vous décevoir, faut arrêter quoi, mettre un terme à ce commerce des infinis qu’en dira-t-on, malgré les nombreuses suppositions mythologiques, pseudo logiques, il s’agit bien d’une hérésie, rumeur exagérée par la réputation de l’auteur, délire solidaire à la vie éternelle, vision confondant le froissement des flots au loin avec le mouvement des draps se dressant dans la chambre en beuglant Hou Hou Hou aux pauvres petits orphelins abandonnés par la pauvreté crasse des louves, et nous allons vous le prouver scientifiquement. Il arrive qu’on sente une main se poser sur son épaule ou dans son dos. Qu’on entende, grand classique, des portes claquer ou des pas faire craquer le plancher sans raison. La lumière s’éteindre, s’allumer, la machine à laver, jouer des cantiques. Et alors. Qu’est-ce que ça prouve. Le seul fantôme ici justement, c’est cette chambre, pleine de vide, tellement pleine de vide ou de beaux sacs à commissions échoués-là comme des cadavres transparents, qu’elle résonne parfois de songes étranges et pénétrants. La vacuité n’est jamais innocente, le vide appelle le plein. Au commencement était le verbe, le verbe était à côté de Dieu et le verbe était Dieu. Ainsi pourrait-on croire que l’essaim de religieuses ayant vécu ici continue de bourdonner la nuit ou de faire l’école à des cancres rejetés par la République. De réciter la messe, en latin, en anglais, que sais-je, de babiller entre elles comme de pures jeunes-filles en quête d’un amoureux transi qu’elles repousseront de toute leur sainteté. Que l’électricien et le dentiste, les anciens proprios, pêchent la truite dans le jardin, les nuits de pleine lune et n’attrapent que des rayons de lumière. Ou s’amusent à mentir comme des arracheurs de dents ou à péter les plombs. Preuve par le feu, j’ai surpris des ombres qui m’ont sommé de les suivre à des heures indues et j’ai voyagé dans cette chambre, mot à mot, sans même y entrer, secoué par des insomnies de boulanger. Car cette chambre est une fente dans la maison, une crevasse, une gerçure, une gélivure, c’est sûr, un espace de l’entretemps comme l’a si bien dénoncé le poète Jean Orizet, dans ses immenses élégies de voyage intérieur, une lézarde, une fêlure, une fissure, bref, elle vous absorbe tout entier et vous rentrez épuisé mais régénéré d’une migration sans faille de vos cellules vers la jouvence d’un poème à reculons. Fin de la digression.
Un jour Michel Butor, presque par distraction
on pourrait dire par inadvertance
a pensé trop fort, éternité
Ou quelque chose comme ça
Il avait la tête ailleurs
et sur le point d’achever un poème collage
Une tempête lui a arraché son âme
ses bras, ses jambes et il s’est envolé
Mon seul ticket de retour
c’est la porte que j’ai ouverte
dans chacun de mes livres
a-t-il pensé très fort
comme un coup de soleil
pour se rassurer
juste avant de fermer les yeux
et se voir partir au loin très loin
étranger quittant le quai
Une fraction de seconde
avant le mot de la fin
histoire de ne pas se sentir
infiniment
tout seul dans la langue
essayant de prononcer
la dernière phrase
du dernier tout dernier souffle
illustre à graver sur sa tombe
il conclura :
Franchissez-là à votre tour, mes frères
la porte de cette chambre fantôme
et tout vous arrivera.
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